
99 ANS ET TOUJOURS DEBOUT : WADE, L’OPPOSANT DEVENU MONUMENT

Parvenir à 99 ans n’est pas seulement un exploit biologique, c’est, dans le cas d’Abdoulaye Wade, un acte politique en soi. Ce 29 mai 2025, le Sénégal célèbre un homme dont l’ombre plane encore sur tous les horizons de la République : Me Abdoulaye Wade, avocat, professeur, chef d’État, mais avant tout symbole de l’obstination démocratique.
Né à Kébémer le 29 mai 1926, dans un Sénégal encore sous domination coloniale, Wade traverse un siècle d’histoire nationale et africaine en acteur déterminé. À un souffle de son centenaire, l’ancien président conserve intacte sa stature de monument vivant de la vie politique sénégalaise.
L’intellectuel de Kébémer : entre Sorbonne et Sopi
Avant d’être le tribun à la voix grave des campagnes électorales, Wade fut un étudiant studieux, passionné par le savoir. À Paris, il décroche successivement des diplômes en droit, économie et mathématiques appliquées, avant de soutenir un doctorat à la Sorbonne. Revenu au pays, il devient doyen de la Faculté de Droit de l’Université de Dakar, où sa réputation d’orateur rigoureux se forge.



Dans les couloirs feutrés de l’université, ses étudiants découvrent un homme rigoureux, parfois tranchant, qui n’hésite pas à interrompre un cours pour débattre d’un article de la Constitution française ou disserter sur les théories de développement économique. L’enseignement n’est pas pour lui un refuge, mais une arme pour le combat à venir.
L’opposant infatigable : “je suis entré dans l’opposition pour y mourir”
En 1974, Wade fonde le Parti Démocratique Sénégalais (PDS). Seul contre tous, dans un Sénégal dominé par le Parti Socialiste, il affronte Senghor, puis Diouf, perdant successivement en 1978, 1983, 1988 et 1993. Mais il ne se lasse pas. « J’ai choisi l’opposition pour y mourir », disait-il. Une phrase qui en dit long sur son endurance.


En 1988, après avoir dénoncé les résultats électoraux, il est arrêté, ce qui renforce paradoxalement sa popularité. Entre 1993 et 1994, il partage même la prison avec son allié religieux Serigne Moustapha Sy, à la suite d’une vague de répressions contre les leaders contestataires. Un rapport d’Amnesty International dénoncera à l’époque les “arrestations massives et tortures”.
2000 : la rupture historique
Le 19 mars 2000, après 26 ans de lutte, il devient le troisième président du Sénégal, battant Abdou Diouf lors d’un scrutin salué comme modèle d’alternance pacifique en Afrique. Ce moment, ancré dans la mémoire collective, reste l’une des plus grandes victoires du peuple sénégalais.


Dès lors, Wade engage de profondes réformes. Il modernise les infrastructures, initie l’autoroute à péage Dakar-Diamniadio, pose la première pierre de l’aéroport international Blaise Diagne, décentralise l’administration, et lance l’initiative GOANA (Grande Offensive Agricole pour la Nourriture et l’Abondance) pour atteindre l’autosuffisance alimentaire.
Le président bâtisseur et controversé
Parmi ses œuvres, le Monument de la Renaissance africaine, inauguré en 2010, reste l’un des projets les plus symboliques… et les plus critiqués. Haut de 52 mètres, il fut jugé mégalomane, mais Wade assumait : « Ce monument, c’est pour que l’Afrique se regarde enfin en face ».
Sur le plan panafricain, il participe à la création du NEPAD (Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique) et tente une médiation en Côte d’Ivoire, au Zimbabwe, à Madagascar. Toutefois, en 2011, il prend ses distances avec l’Union Africaine sur la Libye, critiquant sa mollesse face à Kadhafi.


La chute et l’héritage
En 2012, sa décision de briguer un troisième mandat — validée par le Conseil constitutionnel malgré la nouvelle Constitution de 2001 — déclenche une crise. Les manifestations se multiplient. Des mouvements citoyens comme Y’en a Marre galvanisent une jeunesse exaspérée. Il est finalement battu au second tour par son ancien Premier ministre, Macky Sall, avec 65,8 % des voix.
Cette défaite marque la fin de son magistère, mais non de son influence. Il tente de hisser son fils Karim Wade à la succession, ce qui soulève des accusations de népotisme. Ce dernier sera emprisonné en 2015 pour enrichissement illicite, mais reste une figure centrale du PDS.
Un centenaire politique, témoin du XXe et du XXIe siècle
Aujourd’hui, à 99 ans, Abdoulaye Wade incarne une mémoire vivante. Son parcours est celui d’un homme de contrastes : intellectuel rigoureux et tribun populaire, bâtisseur de l’État et fossoyeur des règles qu’il avait lui-même établies, président vénéré puis contesté.
Reste un legs immense : celui d’avoir brisé le cycle du pouvoir unique, d’avoir osé rêver d’un Sénégal nouveau — le “Sopi”. Qu’on l’aime ou qu’on le critique, Wade a durablement transformé la scène politique sénégalaise.
À l’orée de son centenaire, Me Abdoulaye Wade n’est plus dans l’arène, mais il demeure le gardien d’un siècle, celui de l’éveil démocratique africain. Son nom est désormais indissociable de l’histoire du Sénégal moderne.