
BAABA MAAL, LE FLEUVE COMME SCÈNE, LA PLANÈTE COMME PUBLIC : L’ITINÉRAIRE D’UN ARTISTE-MONDE
Baaba Maal naît en 1953 à Podor, ville-rivière adossée au fleuve Sénégal, là où les vents du Fouta portent loin les voix et les tambours. Fils d’une famille de pêcheurs halpulaar, il grandit au milieu des appels du muezzin – son père – et des chants que sa mère élève pour les noces et les veillées. Très tôt, l’enfant apprend qu’une mélodie peut être une mémoire et qu’un rythme peut rassembler les gens d’un même village. Il emporte cela comme une boussole.
À Dakar, au mitan des années 1970, le conservatoire lui offre une rigueur, tandis que la rue et les répétitions lui donnent l’instinct. Il écoute Marley et Jimmy Cliff comme on écoute des cousins lointains ; il se frotte à la kora, au hoddu, au riti, au tama ; surtout, il rencontre son frère d’art, Mansour Seck, guitariste non-voyant et griot d’une douceur inébranlable. Ensemble, avec l’ensemble Asly/Lasly Fouta, ils prennent la route de l’Afrique de l’Ouest. Dans chaque village, ils jouent le soir, puis le lendemain, assis face aux anciens, recueillent les récits, les toponymes, les gestes. La musique devient alors une science des liens : elle apprend à nommer, elle apprend à raconter.
Le passage par Paris ajoute un pli de plus à sa formation : le conservatoire affine l’oreille, des scènes d’universités et de petites salles ouvrent l’appétit de rencontres. Mais c’est à Dakar, en 1985, que Baaba Maal engage vraiment sa signature. Il fonde Daande Leñol – « la Voix du peuple » – avec Mansour Seck et Mbassou Niang. Le projet est clair : faire que les rythmes halpulaar – yëla, wango, ripo – conversent d’égal à égal avec les guitares électriques, les claviers, la batterie. Les premiers concerts électrisent. On y voit un chef de troupe au timbre clair, haut perché, qui danse entre deux couplets, galvanise les chœurs, ouvre le chant pulaar à des architectures modernes sans en briser l’échine.
La discographie, dès lors, dessine une trajectoire. Djam Leelii, d’abord, scelle l’évidence acoustique de l’alliance avec Mansour Seck. Wango ouvre la porte internationale, puis Taara et Baayo affirment l’art de l’épure, la pulsation grave du yëla soutenue par une instrumentation capable d’ampleur et de retenue. Lam Toro laisse poindre un goût pour la mise en scène sonore. Et survient Firin’ in Fouta : enregistré entre Dakar, Londres et Bath, l’album porte « African Woman » comme un étendard. Il arrime définitivement Baaba Maal à la rotation des grandes scènes ; Peter Gabriel l’invite, la famille WOMAD l’adopte, Chris Blackwell l’accueille sous l’étiquette Mango : l’Afrique n’y est plus objet d’exotisme, mais sujet de style.
Nomad Soul, en 1998, élargit encore le cercle. Brian Eno, Jon Hassell, Robbie Shakespeare, Luciano : les noms disent la conversation du monde, mais l’équation reste Fouta + planète. Enregistré entre Dakar, Kingston, Londres et New York, l’album a l’allure d’un passeport : « Lam Lam », « Souka Nayo » et « Koni » traversent les frontières sans traductions. Puis vient le besoin de revenir à la source. Missing You (Mi Yeewnii), publié en 2001, naît de nuits de studio à Mbunk, près de Toubab Dialaw, où les bruits du dehors – cricket, enfant, coq – s’invitent comme des instruments de plus. C’est un disque de respiration. Le chanteur s’y retire un peu pour mieux s’avancer ensuite.
Car il ne s’agit jamais de choisir entre la case et le monde, mais de tenir ensemble tradition et modernité. Television, en 2009, épouse le tumulte urbain et l’énergie électronique. The Traveller, en 2016, puis Being, en 2023, renouvellent le pacte avec Johan Hugo et The Very Best : la matière est pulaar, l’électricité vient de partout, et le morceau « Fulani Rock » résume la géographie intime de l’artiste – un roc identitaire qui accepte la vague et s’en nourrit.
Sur scène, Baaba Maal est un frontman incandescent. Il ne se contente pas d’interpréter ; il préside. Sa voix allonge les voyelles comme on tend une corde entre deux rives, les chœurs poussent, la section rythmique souffle et bombe, la kora file, la guitare découpe. On sort de ses concerts avec la sensation qu’une place de village a débordé ses contours pour devenir agora. C’est ce même pouvoir de suggestion qui le conduit au cinéma et aux arts d’écran : de Guelwar de Sembène Ousmane à Black Hawk Down de Ridley Scott, de Life in a Day aux univers Marvel de Black Panther et Wakanda Forever, sa signature vocale ouvre des paysages, prête un horizon à l’image. Même les jeux vidéo – Far Cry 2 – ont reconnu ce timbre capable de donner chair à des territoires.
L’homme ne sépare pas sa carrière de ses engagements. Émissaire du PNUD pour la jeunesse, ambassadeur des causes environnementales, compagnon des campagnes de santé publique, il parle depuis longtemps d’éducation, d’égalité, de dignité. À Podor, il a planté un festival, Les Blues du Fleuve, qui fait du Nord sénégalais un port d’escale artistique et économique. Avec sa fondation Nann-k, il relie agriculture, artisanat et technologies ; c’est une autre manière de dire que le rythme d’une chanson et celui d’un projet de territoire peuvent battre ensemble.
Baaba Maal, pourtant, ne s’est jamais pris pour un système. Il s’affirme plutôt comme une hospitalité. Hospitalité rythmique : laisser le yëla respirer avec des synthés, accorder au tama un dialogue avec les cuivres. Hospitalité linguistique : chanter le pulaar non pour s’enfermer, mais pour agrandir ; la langue devient un pont, non une clôture. Hospitalité scénique enfin : faire du concert un cercle où chacun trouve sa place – danseur, chœur, technicien, public – afin qu’une communauté se fabrique le temps d’une soirée.
À l’échelle d’une carrière, l’itinéraire dessine une méthode plus qu’un genre. Partir du local, converser avec l’ailleurs, revenir enrichi au point de départ : c’est ainsi que Podor devient une capitale, non par prestige, mais par rayonnement. Les distinctions – des scènes de Wembley aux nominations aux Grammy Awards, des prix d’État aux hommages internationaux – ne font que mettre en lumière cette constance : être de quelque part et parler au monde.
On pourrait feuilleter les titres comme on lit un carnet de voyage – « African Woman » pour la célébration, « Souka Nayo » pour l’élégance et la douceur, « Lam Lam » pour la transe lumineuse, « Mi Yeewnii » pour la confidence, « Fulani Rock » pour l’affirmation – ; on y verrait se déployer la même écriture : droite, sensible, fraternelle. Loin des hybridations décoratives, Baaba Maal pratique la transfusion : il fait circuler le sang des traditions dans des architectures modernes, et enseigne à l’électronique l’art de respirer.
Rien d’angélique pourtant dans ce parcours. Juste une fidélité. Au fleuve qui l’a vu naître. Aux villages et aux villes qui ont nourri sa voix. Aux femmes et aux hommes dont il raconte les vies, les combats et les rêves. À l’idée, enfin, qu’une chanson peut être un outil de connaissance, une scène un lieu de démocratie et que la musique, quand elle sait d’où elle vient, peut emmener très loin sans jamais se perdre. C’est ainsi que Baaba Maal s’impose, non seulement comme une grande voix de l’Afrique, mais comme l’un des rares artistes à avoir fait de la modernité une hospitalité – une manière de recevoir le monde chez soi, et de partir chez les autres en emportant son village.





