
CHEIKH MOUHAMMADOU MOUSTAPHA MBACKÉ : LE BÂTISSEUR DE TOUBA, HÉRITIER FIDÈLE DE CHEIKHOUL KHADIM

Né dans la nuit bénie du vendredi 17 septembre 1885 à Darou Salam, Cheikh Mouhammadou Moustapha Mbacké, premier fils et successeur de Cheikh Ahmadou Bamba, est une figure monumentale de l’histoire du Mouridisme et de l’islam sénégalais. Fils de Sokhna Aminata Lô, descendante d’une noble lignée d’érudits, il incarne, dès sa naissance, la continuité spirituelle de l’œuvre de Cheikhoul Khadim.
Très tôt, il reçut une solide formation coranique auprès de son oncle maternel Serigne Ndame Abdou Rahmane Lô, avant d’être formé aux sciences religieuses par Mame Thierno Birahim Mbacké. Son père, enfin, lui transmit les secrets de la voie mystique, le désignant lui-même comme son successeur naturel.
L’accession au Khalifat, une reconnaissance légitime
À la disparition de Cheikh Ahmadou Bamba en juillet 1927, Cheikh Moustapha fut porté à la tête de la communauté mouride par un Haut Conseil de sages et de proches du Cheikh, réuni le 25 juillet 1927. Ce conseil était composé de :
- Cheikh Ibra Faty et Cheikh Balla Thioro, frères du Cheikh,
- Cheikh Mouhamadou Fadilou et Cheikh Mouhamadou Bachir, fils du Cheikh,
- Cheikh Mbacké Bousso, cousin du Cheikh,
- Cheikh Ibra Fall, Cheikh Issa Diène et Cheikh Balla Fally Dieng, dignitaires et compagnons de la première heure.
Ce consensus unanime entérina une succession déjà tracée par le Cheikh lui-même. Cheikh Moustapha s’illustra aussitôt par un acte de courage inégalé : le transfert discret et digne du corps de son père à Touba, en totale indépendance vis-à-vis de l’administration coloniale, dans un contexte politique très tendu.
Rassembleur et visionnaire
Chef spirituel d’une communauté encore sous la pression du colonialisme, il fit face à de multiples défis : désunions internes, pressions administratives, et méfiances extérieures. Mais avec sagesse, il choisit la voie du dialogue, de la concertation et du respect mutuel.
Sa gestion fraternelle des relations familiales est restée célèbre. Il consultait ses frères et sœurs, les entourait d’égards, et se montrait d’une humilité exemplaire. Sokhna Maïmouna Mbacké racontait que, petite fille, elle croyait qu’il était un simple talibé tant il s’empressait de les servir.
Il étendit cette attitude à tous les dignitaires du Mouridisme : il respectait les Cheikhs, créait pour eux des daaras (Tindôdy, Taïf, Kaél, Bayla, etc.) et leur donnait les moyens d’éduquer, de cultiver, et de propager l’œuvre de Serigne Touba. À travers eux, il développa une culture du travail et une économie agricole prospère, jusqu’à ce que le Baol devienne le principal bassin arachidier du pays.
La Grande Mosquée de Touba : une œuvre de foi et de défi
Son plus grand fait d’armes reste la construction de la Grande Mosquée de Touba, projet cher à Cheikh Ahmadou Bamba. Il obtint en 1928 du conseil privé colonial l’immatriculation d’un terrain de 400 hectares. Mais l’administration coloniale voulut entraver le projet en exigeant qu’un chemin de fer de 50 km soit posé entre Diourbel et Touba pour l’acheminement du matériel. Ce qu’elle croyait impossible fut réalisé en deux ans, grâce aux ressources propres de la communauté. Les travaux démarrèrent le 11 novembre 1929, date hautement symbolique (anniversaire du retour d’exil du Cheikh).
Il posa la première pierre de la Mosquée le 4 mars 1932, en présence de :
- Cheikh Mouhamadou Bachir Mbacké
- Cheikh Massamba Mbacké
- Le Commandant du cercle de Diourbel
- L’architecte Leyti Ndiaye
- Arif Lô, fils de Serigne Ciré Lô
- Et d’autres notables de la confrérie.
Cheikh Mbacké Bousso avait, quant à lui, tracé le plan initial de l’édifice et déterminé l’orientation de la Qibla.
Justice, courage et dépassement de soi
En 1930, confronté à un scandale de corruption orchestré par Pierre Tallerie, un administrateur colonial déguisé en entrepreneur, il n’hésita pas à porter plainte devant les tribunaux. Avec l’appui de Blaise Diagne, Me Lamine Guèye et Serigne Massourang Sourang, il obtint la condamnation de Tallerie. Le chantier put reprendre, et la Mosquée prit forme malgré la guerre qui interrompit les travaux en 1939.
Héritage matériel, spirituel et humain
Cheikh Moustapha initia dès 1928 le premier Magal de Touba postérieur à Serigne Touba, perpétuant ainsi l’un des plus grands rassemblements spirituels du monde musulman. Il fit forer le premier puits de Touba à Ndame, modernisa l’agriculture mouride, et insuffla une éthique de travail fondée sur l’autonomie, la discipline et la foi.
En 1938, lors de la grande grève des cheminots, il servit de médiateur auprès du Gouverneur Général, parcourant les zones de tension pour apaiser les conflits.
Une postérité lumineuse
Il est le père de deux figures majeures :
- Serigne Cheikh Ahmadou Mbacké « Gaïndé Fatma », engagé dans l’éducation, le développement et la vie politique sénégalaise, inspirateur de nombreux partis d’opposition, proche de Cheikh Anta Diop et Abdoulaye Wade.
- Serigne Mbacké Madina (Cheikh Mouhamadou Diarra Mbacké), marabout discret, pieux et exclusivement tourné vers la spiritualité.
Un de leurs précepteurs déclara à Cheikh Moustapha :
« Tu es quitte avec tout le monde : tu as eu ton fils et ton père. »
Allusion à ce double prolongement : Cheikh Fatma reflétant son père, Serigne Madina reproduisant la spiritualité de Cheikh Ahmadou Bamba.
Décédé le 13 juillet 1945, Cheikh Mouhammadou Moustapha laissait derrière lui un Mouridisme plus fort, plus structuré, plus respecté. Il est celui qui a consolidé l’œuvre, bâti les fondations, et hissé l’étendard de Serigne Touba dans un contexte d’adversité et de domination coloniale. À travers la ville sainte, ses rails, ses daaras, sa Mosquée, et l’esprit de ses talibés, son nom reste vivant.