
LE XOOY, OU L’ART SACRÉ DE PRÉDIRE L’INVISIBLE

À Ndiandiaye, dans le cœur spirituel du Sine, lorsque le ciel commence à gronder, que les nuages hésitent entre colère et clémence, les esprits s’éveillent, les tambours résonnent, et les regards se tournent vers les saltigués. Chaque année, à l’orée de l’hivernage, le Sénégal mystique se recueille dans une cérémonie séculaire : le Xooy. Plus qu’un rite, c’est un pacte entre les vivants et l’invisible. Une parole sacrée, transmise dans un théâtre d’éclats, de ferveur et de mystère.
Une nuit sous haute tension mystique
Le village tout entier retient son souffle. Sous le ciel étoilé, le cercle sacré s’ouvre. Des silhouettes chamarrées avancent, auréolées de parfums d’encens, de bruissements de gris-gris et de reflets de miroirs cousus sur des tenues aussi symboliques que somptueuses. Ce sont les saltigués, les grands prêtres devins du peuple sérère. Dans leur main, un objet mystérieux attire l’œil : le salma, une barre de fer droite et imposante. Ce sceptre sacré, à la fois symbole de pouvoir et de canal de vérité, permet à celui qui le tient de parler au nom de l’invisible.
Le salma n’est pas un simple bâton : il est la voix des esprits. Il est l’épée qui fend les ténèbres du doute, le lien direct entre les ancêtres et la communauté. Lorsqu’un saltigué le brandit, il ne parle plus en son nom. Il appelle car « Xooy » signifie justement cela en sérère : l’appel. L’appel à la connaissance, à la vérité, à la protection. Et tout le village écoute.
Sept siècles de sagesse à Ndiandiaye
À Ndiandiaye, ce Xooy n’est pas une tradition parmi d’autres : c’est le plus ancien Xooy du pays, perpétué depuis près de sept siècles. Un sanctuaire de mémoire vivante, de savoir accumulé, et de spiritualité transmise. Le rituel a résisté au temps, aux invasions, aux réformes, à la modernité. Il est resté debout, porté par une structure ancestrale dont Ngor Sarr, président de la Commission Diobaye – ou Miss Diobaye – est aujourd’hui l’incarnation la plus éclatante.
Connu sous le nom mystique de Ko Deep, Ngor Sarr est bien plus qu’un chef : il est un pilier de lumière, un réservoir de résilience, un canal de bénédictions. Lui, le Saltigué, le Salmakor, le Yal Pankol, a hérité de la lourde mission de préserver l’esprit du Xooy dans sa pureté. Il veille sur Ndiandiaye comme un gardien du feu sacré. Et s’il n’est plus appelé « Saltigué Yal Sakh » comme autrefois, c’est bien lui qui en incarne la quintessence — avec noblesse et vision.
Le théâtre sacré de la vérité
Durant la cérémonie, c’est une véritable transe culturelle qui s’empare de la place du village. Tambours puissants, chants ancestraux, proverbes qui tombent comme des oracles, danses symboliques… Chaque saltigué vient dire ce que les autres ne voient pas encore. Les pluies ? Les maladies ? Les conflits ? Les bénédictions ? Tout est dévoilé avec une précision redoutable.
Mais attention, le vrai saltigué ne se contente pas de dire quand tombera la prochaine pluie – cela, c’est à la portée du simple observateur. Le grand saltigué, lui, voit au-delà : il perçoit les drames à venir, les malheurs tapis dans l’ombre, les dangers invisibles. Et surtout, il propose des remèdes mystiques, des offrandes, des gestes à accomplir pour conjurer le mauvais sort. En cela, le Xooy est un bouclier collectif, une stratégie de survie enracinée dans le sacré.
Un système d’alerte communautaire
Le Xooy n’est ni folklore ni spectacle. C’est un outil de gouvernance spirituelle. Dans l’ancien royaume sérère, le saltigué avait son mot à dire avant toute grande décision. Guerre, alliance, semis, déplacement, justice : tout passait par lui. Ce fut le cas en 1864, lors de la fameuse bataille entre le Bour Sine Coumba Ndoffène Fa Maak et Maaba Diakhou Bâ, où les saltigués jouèrent un rôle décisif. Ils avaient même averti leur roi de ne pas aller à Joal, pressentant sa mort. Le roi n’écouta pas, et l’histoire leur donna raison.
Aujourd’hui encore, dans le Sénégal moderne, le Xooy reste une boussole populaire. Il protège, informe, apaise. Et il le fait avec une profondeur spirituelle que ni la technologie, ni la science, ni la politique ne sauraient remplacer.
Le souffle des ancêtres, encore vivant
Classé patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2013, le Xooy est plus que jamais un trésor vivant. Il attire désormais journalistes, chercheurs, artistes et curieux du monde entier. Mais au fond, il ne s’agit pas d’expliquer ou de comprendre. Il faut ressentir. Être là. Écouter. Vibrer.
Car tant que le salma sera levé vers le ciel, tant que les mots sacrés traverseront la bouche des saltigués, tant que des figures comme Ngor Sarr / Ko Deep veilleront sur le flambeau mystique de Ndiandiaye, le Xooy ne mourra jamais. Il continuera à être ce moment rare où l’Afrique éternelle prend la parole. Là où les vivants écoutent les morts… pour mieux écrire l’avenir.