
SERIGNE ABDOU KHADR MBACKÉ : L’IMAM DE TOUBA

Il y a des vies que Dieu envoie comme un baume, et qu’Il rappelle comme un éclair, laissant derrière elles une lumière qui ne s’éteint jamais. Celle de Serigne Abdou Khadr Mbacké fut de celles-là. Son khalifat ne dura que onze mois, mais son empreinte sur le cœur de la communauté mouride, et plus largement sur l’Islam sénégalais, est profonde, lumineuse et indélébile.
Il naquit une nuit de vendredi de l’an 1914, à Ndame, dans la demeure bénie d’Alimoun Khabir. Lorsque Cheikh Ahmadou Bamba apprit la nouvelle, il convoqua son frère et fidèle compagnon, Serigne Thierno Ibra Faty, pour l’envoyer constater l’événement. Avant le départ, le Maître lui dit : « Au nom et par la baraka de ce nouveau-né, sache que, sur le chemin de l’aller comme du retour, quiconque croisera ton regard sera préservé des flammes de l’enfer. » Ainsi, dès son premier souffle, cet enfant portait un sceau de miséricorde et de salut.
Héritier du sang et de l’âme
Fils de Sokhna Aminata Bousso, descendante directe de la famille du Cheikh, il était, par sa mère, le neveu de Cheikh Ahmadou Bamba. Mais plus encore que le lien de sang, c’est la ressemblance morale qui frappa ses contemporains. L’imagerie populaire le voyait comme une réincarnation spirituelle de son père, tant les traits de caractère, la sobriété, la piété et la force intérieure semblaient identiques.
Dès l’enfance, il maîtrisa le Coran sous la guidance de Serigne Ndame Abdourahmane Lô, avant de poursuivre les sciences religieuses à Guédé, puis auprès de l’érudit incomparable Serigne Modou Dème, Alimu Soudane. Sa formation n’était pas seulement intellectuelle : elle était une discipline de l’âme, une ascèse sous-tendue par l’istikhama, la droiture parfaite. Jamais ses ennemis ne purent dire qu’il avait, un seul instant, commis ou dit ce que Dieu réprouve.
L’Imam de Touba
Depuis 1968, à la disparition de Cheikh Mouhammadou Fallilou Mbacké, il assuma régulièrement l’Imamat à la Grande Mosquée de Touba. Pendant plus de vingt ans, il se tint à la tête des fidèles chaque vendredi, avec une assiduité remarquable. Il ne manqua cet office que pour le pèlerinage à La Mecque.
Pour lui, la prière n’était pas un simple rituel : c’était une audience devant le Maître du Trône. Il s’y préparait comme on se prépare à rencontrer un roi : corps purifié, vêtements ajustés avec soin, parfum délicat. À l’heure de se rendre à la mosquée, son pas devenait vif, presque pressé, comme s’il était attiré par l’appel divin. Lorsqu’il récitait les sourates, sa voix, claire et posée, emplissait l’espace d’une majesté sereine. On disait qu’en l’écoutant, on percevait non seulement la beauté du texte, mais aussi la profondeur de celui qui le prononçait.
Un guide sans attachement aux biens de ce monde
Il n’était pas le plus âgé des fils du Cheikh, mais tous reconnaissaient en lui l’autorité morale. Son charisme, discret mais puissant, s’imposait par la droiture et le désintérêt total pour les choses matérielles. On ne lui connaissait que peu de demeures, souvent offertes par des disciples, toujours construites autour d’une mosquée, comme si sa vie entière devait se centrer sur le culte.
Sa générosité ne se limitait pas aux invocations. Il secourait matériellement ceux qui en avaient besoin, allant jusqu’à payer les soins médicaux de malades qu’il visitait ou bénissait. Comme son père, il joignait la science à la miséricorde. Sa connaissance des hadiths et de l’histoire des Compagnons était telle qu’il les évoquait avec des détails si précis qu’on croyait les voir marcher à ses côtés : la couleur de leurs vêtements, le grain de leur peau, la texture de leurs cheveux, la noblesse de leur caractère, les hauts faits qui les distinguaient.
Fidélité filiale et mémoire des ancêtres
Serigne Abdou Khadr nourrissait un profond respect pour les figures qui avaient façonné la voie mouride. Il visitait régulièrement les mausolées des membres de sa famille et des grands disciples : Sokhna Asta Walo à Nawel, Sokhna Diarra Bousso à Porokhane, Mame Maram à Sagatta Djolof, Serigne Mor Anta Sally à Deqlé, et bien d’autres. Ces pèlerinages personnels étaient autant d’actes de gratitude et d’humilité. Il entretenait un lien indéfectible avec Mame Thierno Ibra Faty et, après sa disparition, avec sa famille.
Le visage et la voix
On se souvient de lui comme d’un homme au visage empreint d’une douceur angélique. Ses lunettes, posées bas sur le nez, laissaient voir un regard plein d’indulgence et de lumière. Son timbre de voix, posé et assuré, portait une paix qui descendait dans les cœurs. Lorsqu’il récitait les sourates à la Grande Mosquée, le silence devenait presque palpable, tant l’assemblée retenait son souffle. Aujourd’hui encore, ceux qui l’ont entendu peuvent, dans le calme de leurs prières, retrouver l’écho de cette voix.
Un khalifat aussi bref qu’un éclair
En 1989, à soixante-quinze ans — l’âge exact de son père — il quitta ce monde. Onze mois de khalifat, comme un éclair fulgurant dans le ciel du Mouridisme : trop court pour rassasier l’amour des fidèles, mais assez intense pour marquer à jamais l’histoire spirituelle du Sénégal. Il semblait le savoir, lui qui renvoyait toujours les projets de longue durée à son successeur, Serigne Saliou.
L’héritage qui demeure
Son mausolée, à l’Est de la Grande Mosquée, est aujourd’hui encore un lieu de recueillement ininterrompu. Ses exploitations agricoles et daaras de Guédé, Boustane et Bakhdad continuent de faire vivre son nom. Plus encore, son souvenir demeure dans la mémoire vivante des croyants, qui voient en lui l’imam des imams, l’érudit incomparable, le serviteur inégalable.
Il est parti comme il avait vécu : dans la discrétion, la dignité et la lumière. Mais l’éclair qu’il fut continue d’illuminer notre ciel spirituel. Sa vie rappelle à chaque cœur que la véritable grandeur n’est pas dans la durée, mais dans l’intensité de la lumière que l’on laisse derrière soi.