
EXPROPRIATION POUR CAUSE D’UTILITÉ PUBLIQUE AU SÉNÉGAL : CE QUE PRÉVOIT LA LOI

Le droit de propriété est un droit fondamental au Sénégal, protégé par la Constitution et reconnu par les textes internationaux comme l’article 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Toutefois, ce droit n’est pas absolu : l’État peut exceptionnellement y porter atteinte dans le cadre d’une procédure légale appelée expropriation pour cause d’utilité publique (ECUP). Cette procédure est régie par la loi n°76-67 du 2 juillet 1976, qui encadre strictement les conditions et les étapes permettant à l’État de reprendre un bien immobilier privé. Décryptage d’un mécanisme souvent méconnu, mais essentiel.
L’État peut reprendre un bien… mais seulement pour l’intérêt général
Selon l’article 1er de la loi 76-67, l’expropriation est une procédure par laquelle l’État peut, sous réserve d’une juste et préalable indemnité, contraindre un particulier à céder la propriété d’un immeuble ou d’un droit réel immobilier, mais uniquement pour un objectif d’utilité publique. Cela signifie que l’expropriation n’est légitime que si elle vise à réaliser un projet à fort impact collectif : routes, écoles, hôpitaux, infrastructures publiques, etc.
Cette exigence est réaffirmée à l’article 2, qui énumère les types d’aménagements pouvant être considérés comme relevant de l’utilité publique. Le législateur impose également, à travers un décret de déclaration d’utilité publique, une étape formelle préalable, qui officialise cette reconnaissance d’intérêt général.
Une procédure rigoureusement encadrée
Contrairement à certaines idées reçues, l’expropriation ne se fait pas de manière unilatérale. Elle suit un processus en plusieurs phases, à la fois administratives et judiciaires, prévu entre les articles 5 à 14 de la loi 76-67.
La première étape est l’enquête publique, destinée à informer et consulter les populations concernées. Elle est suivie d’une enquête parcellaire, qui vise à identifier précisément les terrains ou bâtiments concernés, ainsi que leurs propriétaires.
À l’issue de cette phase, un décret de cessibilité est pris : c’est ce document qui désigne formellement les biens à exproprier. À partir de ce moment, aucune vente, transformation ou spéculation sur le bien n’est autorisée, comme le précise clairement l’article 7 de la loi : toute tentative de vente postérieure est considérée comme n’ayant jamais existé.
Une indemnisation juste, préalable et plafonnée
L’expropriation ne peut être mise en œuvre qu’après le versement d’une indemnité au propriétaire. Cette exigence figure dès l’article 1er de la loi, et est précisée à l’article 20, qui impose une indemnisation conforme à la valeur réelle du bien, mais dans la limite des estimations officielles ou fiscales, afin d’éviter toute inflation artificielle.
Le propriétaire peut aussi être indemnisé pour des éléments tels que le fonds de commerce existant sur le bien, comme prévu à l’alinéa 2c de l’article 20.
Pour fixer les montants, les autorités se réfèrent au décret n°2010-439 du 6 avril 2010, qui établit le barème applicable aux terrains nus et bâtis.
Le rôle central du juge en cas de litige
Dans le cas où l’État et le propriétaire ne parviennent pas à un accord sur le montant de l’indemnisation, le juge de l’expropriation intervient. Ce magistrat, désigné par le Premier président de la Cour d’appel, est chargé de trancher le litige et de fixer une indemnité provisoire, puis définitive. Cette procédure est encadrée par les articles 11 à 13 de la loi.
Cette phase judiciaire constitue une garantie essentielle pour les citoyens, permettant de rééquilibrer le rapport de force entre l’administration et le particulier.
Une durée limitée pour agir : sinon, tout tombe à l’eau
Le décret de déclaration d’utilité publique n’est pas valable indéfiniment. En vertu de l’article 3, l’État dispose d’un délai maximal de trois ans pour entamer la procédure. Ce délai peut être prolongé une seule fois de deux ans par un nouveau décret. Passé ce délai, si rien n’a été entrepris, la déclaration devient caduque, et l’expropriation ne peut plus avoir lieu.
Si le projet n’est pas réalisé : la rétrocession du terrain au propriétaire
La loi prévoit un mécanisme de rétrocession, destiné à protéger les expropriés contre les projets fantômes. En effet, l’article 31 stipule que si, dans un délai de cinq ans à compter de l’ordonnance d’expropriation ou du procès-verbal d’accord amiable, le projet prévu n’a pas été réalisé, les anciens propriétaires peuvent demander à récupérer leur bien.
Cette demande doit être introduite dans un délai de 10 ans à compter de l’expiration des 5 ans, selon une jurisprudence constante confirmée par la Cour suprême dans un arrêt du 23 mars 2012.
Et si l’État ne respecte pas la procédure ? La radiation est possible
Enfin, une autre protection est offerte aux citoyens : la procédure de radiation de la clause d’indisponibilité. Elle s’applique lorsque l’État ne respecte pas la procédure prévue à l’article 9, notamment en cas de non-convocation des propriétaires à la commission de conciliation dans un délai d’un an et 15 jours suivant le décret.
Dans ce cas, les intéressés peuvent adresser à l’État une mise en demeure par acte extrajudiciaire. Si cette mise en demeure reste sans effet pendant trois mois, ils peuvent demander au juge la radiation de la clause. Ce principe a été validé par la Cour suprême dans son arrêt du 27 janvier 2009 (affaire Khayat), qui a considéré qu’un non-respect des délais constitue un abandon de la procédure d’expropriation.
Une procédure d’équilibre entre État et citoyens
L’expropriation pour cause d’utilité publique est un outil important pour l’aménagement du territoire, mais son application doit être encadrée pour ne pas porter atteinte de manière abusive au droit de propriété, que la Constitution elle-même protège.
Entre l’utilité publique et la protection des droits des propriétaires, la loi sénégalaise cherche à maintenir un équilibre, en imposant à l’État des obligations de transparence, de concertation et d’indemnisation.
Reste à espérer que ces garanties soient toujours respectées dans la pratique.